L’Article a été publié
dans la revue
Tribuna, no. 59, 2005,Cluj-Napoca, p. 14-15.
Simona JISA
Un
Caravaggio moderne en vision
fernadezienne
L’écrivain français
Dominique Fernandez a publié en 2002 aux Editions Grasset le
livre La Course a l’abîme, une biographie tres intéressante du peintre italien
Michelangelo Merisi (1571-1610), connu sous le nom de
Caravaggio, d’apres le lieu de sa naissance. Dominique
Fernandez a été le biographe de plusieurs artistes des siecles
passés et chaque livre rend compte de sa capacité de faire
revivre des personnages célebres a qui il crayonne une forte
personnalité qui fascine les lecteurs. En plus, il se plaît
chaque fois a y ajouter une touche de non
conformisme.
Ses livres sortent ainsi
de la tradition de la biographie classique : Signor
Giovanni (1981) essaie de donner un sens a la vie du
critique d’art Johan Joachim Winckelmann a travers la mort
qu’il s’est infligé ; Dans la main de l’ange (Prix
Goncourt 1982) retrace le destin de l’écrivain et cinéaste
italien Pier Paolo Pasolini ; L’Amour (1986)
décrit le voyage d’initiation du peintre allemand Friedrich
Overbeck ; Le dernier des Médicis (1994) a comme figure centrale le duc Gian
Gastone de Médicis, Tribunal d’honneur (1997) offre une
explication intéressante de l’existence du compositeur russe
Tchaikovski.
Dominique Fernandez est
aussi l’auteur d’une méthode de critique littéraire – la
psychobiographie – qu’il a décrite et appliquée dans l’analyse
des ouvres de Mozart, Proust, Michelangelo ou Eisenstein, en
deux volumes : L’Arbre jusqu’aux racines. Psychanalyse et
création (1972) et Eisenstein. L’Arbre jusqu’aux
racines II (1975). Dominique Fernandez passe facilement du
discours métatextuel a une représentation romanesque des vies
des artistes qui ont attiré son attention et avec lesquels il
s’est identifié. Sa méthode d’analyse se place dans l’espace
incertain, mais enrichissant qu’offre la frontiere entre la
littérature et le document scientifique. Pour chaque livre
Dominique Fernandez fait un ample travail de documentation, et
il est capable de recréer un monde avec lequel le lecteur
contemporain a perdu tout lien temporel. La
distance qui nous sépare du siecle ou Caravaggio a vécu et la
vie agitée du peintre ont fait que les sources et les
témoignages soient tres rares ; l’écrivain a du faire
appel souvent a son imagination pour remplir les lacunes. Ses
ouvres ne sont pas de simples biographies, Dominique Fernandez
sait manier les faits de vie – les biographemes de l’autre –
car il envisage la littérature selon d’autres criteres.
Parmi ces criteres se trouve le choix d’un etre
différent, non conformiste, en contradiction avec les normes
de l’époque, surtout sexuelles. Fernandez
« invente » a partir des faits réels, mais il
impregne la personnalité du « biographié » de ses
propres préoccupations et obsessions. Chacun de ses
personnages pourrait représenter un masque que l’auteur
choisit pour mieux se connaître, ou, selon la phrase de
Chateaubriand mise en exergue du livre Dans la main de
l’ange : « On ne peint bien que son propre cour,
en l’attribuant a un autre. » De cette maniere, le texte
fernandezien présente un dialogue entre la personnalité de
l’auteur et celle d’un autre artiste avec lequel il a des
affinités communes. Comme disait le théoricien roumain Adrian
Marino dans son Dic?ionar de idei literare [Dictionnaire
d’idées littéraires], la biographie la
plus réussie est celle qui résulte d’un « exercice
de sympathie, d’affinité et de transposition créatrice »
(p. 258, notre traduction) (1). Le biographe n’est pas
histrion, il ne peut pas entrer en résonance avec n’importe
quel esprit créateur.
Dans le cas « d’un artiste qui parle d’un autre
artiste » les faits revetent une complexité a part. Il y
a certainement une fascination ressentie par le biographe
envers le biographié, pour la maniere dans laquelle ce dernier
a créé ses ouvres. C’est ce qui se passe dans le cas de
Fernandez, qui se propose d’offrir une nouvelle interprétation
aux tableaux peints par Caravaggio, parce que « c’est l’ouvre
seule qui permet de comprendre ce qui s’est vraiment passé
dans la vie d’un homme, en cette zone souterraine qui échappe
a l’état civil. L’homme est la source de l’ouvre, mais ce
qu’est cet homme ne peut etre saisi que dans l’ouvre »
(p. 38) (2). L’écrivain ne veut pas faire une
« biographie romancée », mais il ne veut pas non
plus tomber dans l’autre extreme, suivre une ligne de la vie
comme un curriculum vitae officiel, ou faire un simple
inventaire ou description tout a fait objective des themes. La
psychobiographie situe les ouvres dans la proximité de
l’homme, car elles sont capables d’expliquer certains
biographemes de l’artiste dont celui-ci est plus ou moins
conscient, mais qui prédétermine sa vie et sa création. Dans
le cas de Caravaggio, Dominique Fernandez considere que c’est
la figure du pere qui a marqué a tout jamais le destin du
fils. En conséquence, si le pere, artiste lui aussi, mais sans
renommée, est assassiné par des voleurs, le fils se sent
obligé de suivre le sort de son pere : il y aura toujours
en lui un penchant vers l’autodestruction, qui culminera avec
son meurtre dans des conditions similaires. Le fils ne peut
pas trahir son pere, et son succes sera vécu comme une
trahison, comme un essai qui devra etre puni pour le péché
d’avoir tenté a dépasser une limite que l’existence du pere
avait fixée. En d’autres termes, si le pere ne connaît pas la
reconnaissance officielle comme peintre, le fils non plus ne
doit pas accepter la gloire ; un moyen serait que ses
tableaux s’opposent aux normes pour qu’ils soient refusés,
dénigrés. Ce
que le spectateur moderne voit comme une marque d’originalité
semble donc cacher un sens beaucoup plus profond.
Cette préméditation ontologique du fils
fait de lui un personnage tragique, qui ne peut pas dépasser
une certaine fatalité qui lui a été réservée. Mais justement
cette interdiction ontologique est celle qui l’empreinte
indéniable de la création artistique du fils. Ce que la vie
l’oblige a cacher apparaît de maniere sublimée dans les
tableaux : la technique du clair-obscur, qui est une
caractéristique du style du peintre italien, reflete le mieux
ce jeu entre la caché et le dévoilé. Ainsi, l’homosexualité le
détermine a choisir certains modeles, a peintre certaines
figures mythologiques. La figure de victime le fascine et le
conduit a s’identifier avec les saints martyrisés qu’il peint
dans une maniere extremement réaliste, comme s’ils étaient ses
amis pauvres et sales, qui acceptent, paradoxalement, avec
joie, leur sort cruel. Son autoportrait favori est l’image de
Goliath vaincu par un David jeune et beau. Dominique Fernandez
réussit, de cette façon, a mettre en parallele la vie et
l’ouvre de l’artiste.
Pour exemplifier, nous
avons choisi, des diverses « histoires » qui
décrivent la réalisation d’un tableau celle qui se lie a la
naissance de Bacchus (tableau qui
se trouve a présent dans la Gallerie Uffizi de Florence, mais
dont on n’a pas pu établir avec l’exactitude l’année de
création, se situant entre
1593-1596).
Le lecteur roumain a pris
connaissance de deux biographie du maître du clair-obscur
italien : en 1976, les Editions Meridiane publierent dans
la traduction d’Adriana Lazarescu, le livre de Luigi Ugolini,
intitulé Romanul lui Caravaggio [Le Roman de
Caravggio], et en 1983, les memes Editions se intereserent
a Lumina oi întuneric. Via?a lui Caravaggio, [Lumiere et
nuit. La vie de Caravaggio] de Rolando
Cristofanelli dans la traduction d’Angela Ion. La lecture
parallele de ces trois versions – plutôt des visions sur la
vie du peinte – nous montre combien la biographie est une
« invention » de l’auteur, et comment opere le
processus de sélection et d’interprétation des documents.
Cristofanelli nous offre
une simple description du tableau en partant du modele qui a
posé : « Le modele pour ce Bacchus a été trouvé
par une jeune fille qui venait poser pour moi dans la maison
Petrignani. Elle m’a dit que c’était le fils d’un
cordonnier ; en réalité, on ne se rendait pas compte si
c’était garçon ou fille. En d’autres mots un type androgyne.
J’étais enthousiasmé de peintre un garçon de ce genre.
Bacchus avait
les épaules et le bras d’homme, l’expression reveuse, la main
délicate et soignée. Les cheveux épais qui
tombaient sur le front comme a une fille, et sur la tete un
grand chapeau léger, fait de feuilles de vigne vertes,
lumineuses, rouges, de toutes les couleurs qui conféraient a
son visage un certain éclat. Les yeux grands,
charmants, souriants et doux comme une nymphe romaine,
résignée et distraite. (p. 108, notre traduction) (3).
L’écrivain italien cache discretement les sentiments du
peintre envers ce modele qui dans le livre de Fernandez se
nomme Mario, est d’origine sicilienne et était depuis quelque
temps l’amant de Caravaggio. Dans le roman d’Ugolini, le
jeune homme s’appelle Pepe, garçon pauvre, éhonté et plein de
vie de la région de Ciociara. Un autre artifice d’Ugolini est
de faire que son Caravaggio détermine le chevalier d’Arpino
(qui le payait avec une grande avarice) a croire que ce
tableau était envoyait par maître Giorgione : « Quel
dessin! Quelles lumieres ! Il n’y a que les Vénitiens
pour etre si audacieux. Caravaggio, tu qui as été a Venise,
voila ce qui signifie la vraie peinture ! Regarde ici,
quelles fleurs et quels fruits ! … […] Divine !
Divine, je te le dis! Regarde quel raccourci ! Regarde la
transparence de la touche. » (p. 65, notre traduction)
(4), jusqu’a ce que celui-ci découvre la signature du vrai
auteur, et alors la valeur du tableau change :
« Giorgione, quant aura-t-il fait ces visages
blanchâtres ?! Ce n’est pas un nu que tu as peint, mais
un drap blanc : et les fruits, oui, je les reconnais,
sont les tiens : la seule chose que tu sais bien faire.
Mais cette figure
de poisson cuit, est-ce de la peinture ? Et pour faire un
Bacchus, une coupe te semble suffisante, pour ne plus dire que
c’est ma coupe que tu as osé prendre, et une couronne de vigne
sur la tete?! Un Bacchus ! Mais ce que tu as fait est
homme ou femme? Et puis tu enveloppes un Bacchus dans un drap?
Ou est l’anatomie ? Ou sont les os ? » (p.
66-67, notre traduction) (4).
Dominique Fernandez nous
offre lui aussi la performance d’une lecture double du
tableau. Il cherche la mentalité de l’époque pendant laquelle
Caravaggio a vécu et ou les acheteurs étaient en principe les
clercs qui respectaient les canons. La traité de Cesare Ripa,
Iconologia, était celui qui a la
fin du XVIe siecle réglementait le symbolisme chrétien des
visages, des attitudes et des objets peints. Ce qui semble au
spectateur d’aujourd’hui completement profane, était
interprétait par le prisme des dogmes catholiques. Toute la
mythologie gréco-romaine était transposée dans des symboles
chrétiens et elle invite le lecteur et le spectateur moderne a
des associations inattendues allant u simple étonnement
jusqu’au sentiment du ridicule.
Le lecteur du livre de Fernandez a
l’intuition de cette réception forcée de la toile, manipulée,
pour passer la censure catholique et de la nouveauté que
Caravaggio représentait a l’époque. Et si le public d’alors
n’était pas préparé a voir la « réalité » des
choses, Dominique Fernandez se propose aussi d’éduquer l’homme
moderne.
La technique picturale du clair-obscur
est un principe de vie pour Caravaggio, et le cardinal
Francesco Maria del Monte, connaisseur des intrigues du
Vatican, lui conseille en ce sens : « Pour désarmer
les censeurs du Saint-Office, si tu abordes un sujet trop
libre pour ces Monsignori, déguise-le en theme mythologique.
Ils sont vétilleux… mais faciles a tromper ! Et meme,
garde cette confidence pour toi, si heureux qu’on les trompe…
Contre un petit mensonge, avoir la permission d’admirer ce
qu’il leur est défendu de regarder ! » (p. 235) (5).
Il résulte que la dissimulation appartenait autant au créateur
qu’aux censeurs, obligés, eux aussi, de cacher leurs
penchants. Une partie des tableaux de Caravaggio étaient
achetés mais cachés, parce qu’ils venaient en contradiction
avec les normes sociales et morales de
l’époque.
Fernandez se montre fasciné par les
mysteres de la création, par l’histoire de derriere le
tableau, de ce moment zéro de la premiere interprétation, et
il réussit a « attraper » le lecteur dans l’histoire
« inventée ». Les spécialistes ont constaté que le
peintre ne faisait pas d’esquisse avant, il se lanssait
directement sur a toile, ce qui ne l’empechait de revenir et
faire des modifications. Ainsi le cardinal del Monte lui
« suggere » de couvrir le buste de Bacchus :
« Je ne voudrais pas que les allusions a Horace et au
carpe diem choquassent les pieuses
dispositions de son âme. Cache donc la moitié de cette
poitrine. Bacchus était nu dans l’Antiquité, mais nous ne
sommes plus dans l’Antiquité, et, si tu veux te servir de la
mythologie, que ce soit dans les limites compatibles avec
l’esprit chrétien. » (p. 236-237) (5). Fernandez nous
propose plusieurs jeux des interprétations : comme, par
exemple, le noud develours noir n’st plus le symbole de la
joie dionysiaque, ni une indication avec une connotation
sexuelle, mais l’union du terrestre et du
divin
Le lecteur-spectateur du troisieme
millénaire apprend par la voix du cardinal que Bacchus devait
représenter Jésus, selon les explications du Saint-Jerôme qui
avait vu des balogies entre les deux. Ensuite, Saint-Ambroise
a été celui qui avait associé le vin avec le sang du Christ.
Ce qui est important pour le cardinal, c’est que Bacchus
tient la coupe avec du vin rouge dans la main droite, la
partie des élus, selon les doctrines de l’église. Mais dans la
version finale, Caravaggio le révolté, a peint la coupe dans
la main gauche, refusant la soumission totale aux normes,
parce que n’était pas une vie tranquille qu’il désirait pour
lui. La provocation et le risque lui semblaient beaucoup plus
attractifs, et ils ont mis leur empreinte sur le style de ses
tableaux.
Quant a la nature morte avec fruits qui
ajoute de la complexité a la toile, rien ne doit etre choisi
au hasard, bien que l’intention avouée du peintre est
d’exalter la joie sous sa forme botanique, interprétation que
peut avoir l’homme de nos jours aussi. Les pommes deviennent
ainsi une menace canonique du péché, les raisins noirs
représentent la mort, les raisins blancs, la ressuscitation,
la grenade crevée laisse s’entrevoir les pépins qui renvoient
a la Parole de Jésus répandue aux quatre coins du monde, les
feuilles de vigne seches dans le panier et celles des cheveux
noirs du dieu sont un rappel du fait que la vie terrestre est
éphémere.
On peut observer le vers
de la pomme et certains fruits pourris, détail original,
marque du réalisme en peinture et, surtout, marque du destin
tourmenté sur lequel Fernandez insiste tellement :
« Il fallait qu’un ensemble de signes négatifs, bizarres,
inquiétants, des flétrissures aux feuilles, un trou dans le
fruit, manifestât ce que serait mon destin. […] Secretement,
déja, j’étais en rébellion contre l’optimisme de la nature, et
n’avais guere de foi dans le pouvoir de la Rédemption.
Alliance avec l’autre
côté des choses, engagement précoce
avec les forces de destruction, pacte occulte avec ce qui
dévaste et ruine » (p. 193) (5).
En ce qui concerne la
figure dodue de Bacchus, il représente Jésus plein de vie
conduisant ses apôtres dans le désert. Le cardinal del Monte,
alter ego de l’auteur, est un interprete subtile et qui
sait comment on peut manipuler l’esprit humain ; il
résout aussi le probleme de la couleur noire des cheveux de
« Jésus » : « ”aux cheveux bouclés,
noirs comme un corbeau” de l’Epoux. Pourquoi les bras et
une partie du buste sont-ils nus ? Parce que ”ses bras sont de l’or
moulé au tour, et son buste est d’ivoire”. Pourquoi
pointe-t-il du doigt son nombril, au moyen de ce noud de
velours » Parce que ”ton nombril forme une
coupe, que les vins n’y manquent pas !” L’ivresse est
associée intimement a la joie chrétienne. ”Je bois mon vin et mon
lait”, dit encore l’Epoux. ”Mangez, amis, buvez,
enivrez-vous, mes bien-aimés !” Phrases que le christ
reprendra mot pour mot : ”Puis il s’empara du
calice, et leur donna en disant : ’Buvez-en tous ! Car
ceci est mon sang, le sang de l’alliance’.” Apres le témoignage de
saint Matthieu, nous possédons celui de saint Jean :
”Qui boit mon sang a la vie
éternelle.” » (p. 287)
(5).
Et le coup de grâce est donné, dans ce
tribunal-inquisition qui a le droit de veto sur l’art, par
l’explication de la dérivation de Dionysos du nom grec de
Denys l’Aréopage, converti par sait Paul et devenu ;e
premier éveque d’Athenes ; en plus il y avait aussi le
nom du saint Denis, celui qui a évangélisé la Gaule, le nom du
premier éveque de Paris. Donc la conclusion de ces
associations inattendues est que le peintre a désiré rendre un
hommage indirect a Denis-Dionysos- Christ…
Voila donc la maniere dans laquelle un
biographe devient tour a tour romancier qui invente une
texture narrative qui captive le lecteur, un critique d’art
capable de présenter des interprétations différentes,
paradoxales memes, d’un tableau, un fin psychologue qui sait
plonger dans l’inconscient humain pour chercher de nouveaux
mobiles de la personnalité, un professeur pour ceux qui
veulent pénétrer les secrets de l’art. Ce Caravaggio moderne
nous offre, a travers la sensibilité du biographe Dominique
Fernandez, une partie, seulement, des mysteres de sa création,
en laissant le lecteur dans cette zone du clair-obscur ou se
conçoivent les sens de l’ouvre et ou il peut contribuer
également a la précision.
Notes :
(5) Dominique
Fernandez, La Course a l’abîme,
Paris, Editions Grasset, 2002.
Traduit en français par Simona
Jisa